Par courtoisie Yann avait serré la main d’Olivier et était parti aussitôt. Il n’était qu’à cinq minutes de chez lui et il marchait vite dans cette nuit fraîche. Par moment, il se retournait pour vérifier que le vieux fou ne le suivait pas et il repensait à cette histoire démente. Arrivé devant chez lui, il avait jeté un dernier coup d’œil dans la rue. Rassuré, il s’était engouffré sous le porche et avait grimpé les quelques marches, heureux d’être enfin rentré. Avant d’allumer, il avait regardé par la fenêtre afin d’être tout à fait sûr qu’il était débarrassé du vieux bougre. Correct ! Se disait-il. Mais cette incroyable discussion le hantait. Pour en finir une bonne fois, il avait ouvert son programme de télévision à la page du jour, et son cœur avait fait un bond en constatant qu’un bristol y était inséré. Il avait saisi la carte et l’avait retournée d’un mouvement sec. Des coups dans sa poitrine accompagnaient son geste. Il pouvait lire, écrit à la main : Quelle chance, c’est tous les jours dimanche.

Yann avait ouvert les yeux croyant sortir d’un mauvais rêve. Mais il était affalé sur son canapé, le programme de télévision sur les genoux et un petit rectangle de bristol gisait sur le sol, portant la terrible inscription. Il s’était évanoui. Environ trois minutes, estimait-il en regardant sa montre. Ses pensées se bousculaient, sa tête tournait et il était pris d’un léger tremblement. En un pénible effort il s’était levé et s’était rué dans la salle de bain pour plonger sa tête sous l’eau glacée de la douche. « Ce n’est pas possible, se répétait-il, ce n’est pas possible… je deviens fou ». Puis, après s’être séché et ayant retrouvé ses esprit, il s’était précipité sur son téléphone et avait appelé Olivier. La réponse avait été immédiate et Yann braillait dans l’appareil qu’il voulait des explications.

– Ne bouge pas, avait enchaîné Olivier, j’arrive.

Cinq minutes avaient suffi, pendant lesquelles Yann s’était allongé pour retrouver son calme, et Olivier sonnait déjà. Il était là, dans l’encadrement de la porte, égal à lui-même dans son allure misérable et Yann avait hésité un instant avant de le faire entrer. Ils s’étaient installés dans la cuisine car Yann avait faim et Olivier ne refuserait pas un petit dîner. En cassant des œufs dans une poêle, Yann disait vouloir comprendre, qu’il était perturbé et qu’il n’excluait pas que cette absurdité puisse être vraie. Mais Olivier, consterné, répondait qu’il lui avait tout dit et qu’il ne pouvait que répéter.

– Alors répète ! Avait hurlé Yann. Il paraît que tu répètes tous les jours, tu n’es pas à une fois près. Vas-y ! Répète !

Pendant qu’ils mangeaient, Olivier avait raconté son histoire une nouvelle fois sans en omettre le moindre détail. Yann était resté silencieux jusqu’au bout, le visage dépourvu d’expression et les yeux plantés dans le regard de son vis-à-vis. Il s’attachait à déceler la faille de ce conte. Il voulait prendre Olivier sur le fait de mentir mais, jusqu’au bout, le récit tenait bon. Sous son apparente détermination, Yann avait peur. Bien sûr que, s’il était prisonnier du temps, il voulait s’y soustraire. Bien sûr que vivre indéfiniment les mêmes heures était stérile. Et bien sûr qu’il n’en aurait jamais conscience et qu’il ne pourrait jamais remplir cette journée autrement qu’elle le fut déjà. Mais comment croire à cette aberration ?

Yann avait quitté la table pour préparer un café. Il proposait le calme du salon pour envisager la suite et il était plus de vingt-et-une heures lorsque les deux hommes s’étaient installés sur le canapé. Yann revenait sur la fameuse solution, puisqu’il y en avait donc une. Par quel miracle pouvait-on s’échapper du cycle infernal ? Olivier avait pris son temps pour répondre. Il rappelait qu’implicitement il avait déjà donné la méthode. Il fallait donc mourir et ressusciter au bon moment. Ça avait l’air fou, reconnaissait-il, mais le procédé avait été utilisé de nombreuses fois et, à présent, après des années d’expérience, il était maîtrisé et sûr. Yann ne s’arrêtait pas sur l’énormité qu’il venait d’entendre. Il préférait savoir pourquoi n’était-il pas déjà hors du piège puisque Olivier avait déjà dû vivre cette soirée la veille ?

– Hier soir tu as hésité, avait répondu Olivier, et tu as laissé passer l’heure.

– Tu m’étonnes ! Avait répliqué Yann avec cynisme. Mais dans ce cas, je vais encore hésiter ce soir et tous les autres soirs ?

Olivier objectait qu’il changeait sa façon de répondre chaque soir et qu’une simple phrase, un mot même, ajouté ou supprimé, infléchissait le cours de la conversation et donc la disposition de l’interlocuteur. Tant de cohérence dans tant d’incohérence, pensait Yann. Il ne lui restait qu’à savoir comment il convenait d’agir. En sortant deux seringues de sa besace, Olivier révélait que lui et les siens, sans en être fiers, pillaient les hôpitaux pour survivre en cet interminable dimanche. Cette fâcheuse obligation avait considérablement amélioré la méthode et l’avait rendue sans risque. La première seringue donnait la mort sans douleur ni dommage, et la seconde ranimait le sujet un instant après. Il fallait se faire les deux injections simultanément entre la treizième et la quatorzième minute après vingt-deux heures pour être mort pendant le sursaut du temps. Après cette explication, Olivier avait déposé les deux seringues et une sangle de caoutchouc sur la table basse juste devant Yann.

L’horloge indiquait vingt-deux heures cinq. Le silence envahissait l’appartement et Yann était surpris de se sentir aussi calme. Il pensait que s’il laissait passer l’heure, il revivrait tout ça demain et que du coup, tout restait possible. Mais Olivier lui avait dit que, pour sa part, le temps était réel et qu’il était âgé. Que la mort, la vraie, pouvait le frapper à tout moment. Le temps fasse qu’il soit en mesure de recommencer jusqu’à ce que Yann se décide. Il restait moins de cinq minutes pour agir. Yann s’était noué le ruban élastique autour du bras et regardait la seringue qu’il venait de saisir. Il voyait les veines de son avant-bras grossir et repérait l’endroit exact où il piquerait. Puis il regardait Olivier comme dans un ultime défi mais le bonhomme avait l’air habitué à la gravité de l’instant.

À vingt-deux heures treize, Yann s’était fait la première injection puis la seconde aussitôt. Enfin, il avait dénoué le garrot et s’était installé confortablement entre les coussins du canapé en fixant Olivier.

– À tout de suite alors, avait-il murmuré. Que va-t-il se passer maintenant ?

Il n’avait pas été nécessaire répondre. La vie avait déjà quitté le corps de Yann. Olivier s’était levé pour tâter le pouls inerte du jeune homme puis il était sorti discrètement. Ayant rejoint sa voiture garée à proximité, il avait composé un numéro sur son téléphone et, après s’être identifié, avait dit : « Mission accomplie. Le fils Tidalec a été supprimé. La police conclura à un suicide et classera l’affaire ». Puis il avait raccroché.

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