Charlotte était éblouissante de charme et de subtilité. Nous faisions connaissance sous les lumières tamisées d’un petit restaurant de quartier idéal pour flirter. Nous nous étions rencontrés sept heures plus tôt sur un trottoir. La voiture de Charlotte était coincée entre deux autres voitures qui ne lui avaient laissé aucune marge de manœuvre pour sortir de sa place de stationnement. Elle était au désespoir lorsque j’arrivais à sa hauteur. Vous connaissez mon héroïque panache, n’est-ce pas ? Je n’étonnerai personne en avouant que je m’étais précipité pour sortir la demoiselle de son piège. En quelques va-et-vient centimétrés, le véhicule était libéré et Charlotte me vouait une reconnaissance éternelle. Ne sachant de quelle façon me remercier, elle avait accepté mon invitation à diner pour le soir même, et nous nous étions donc retrouvés à cette table riche de saveurs et de discrétion.

Charlotte était ahurissante de finesse et d’harmonie. Je la regardais parler en l’écoutant sourire. Ses yeux clairs étincelaient des trois feux des chandelles qui réchauffaient nos cœurs et consumaient nos doux émois. Ses cheveux châtains tombaient en boucles dorées sur ses épaules nues. Elle devisait quant au hasard des rencontres. Quelle était la véritable part de hasard ? N’étions-nous pas le jouet d’une certaine destinée ? Ou d’un instinct inconscient qui nous pousserait vers des évidences qui nous échappent ? Je répondais à sa philosophie par des allusions moins platoniques.

J’avais rarement été à ce point séduit et je voyais dans son regard que l’attraction était réciproque. Mon trouble aliénait mes sens et l’ivresse galante brouillait mon esprit. Il fallait que je me reprenne. Je m’excusais auprès de Charlotte et me dirigeais vers les toilettes du restaurant. Je me faisais l’effet d’un adolescent à son premier rendez-vous amoureux. Je m’enfermais dans la petite pièce intime et me penchais sur le lavabo. Un peu d’eau fraiche sur la figure m’avait remis les idées en place. Ma respiration se faisait plus régulière et je retrouvais mon calme. En me redressant, une étrange vision m’avait saisi. Face à moi, dans ce lieu minuscule et clos, des visages singuliers me fixaient.

Il y avait d’abord un homme d’une quarantaine d’années au regard las et sévère. Ses yeux foncés gardaient cependant l’éclat de la curiosité, restant ouverts à l’émerveillement. Son air lointain marquait son détachement et son cynisme face à l’existence. Ses sourcils volontaires indiquaient son sérieux et sa détermination. Sa présentation soignée était le signe d’un homme attentif et respectueux mais son sourire froid révélait une profonde ironie teintée d’une pointe de mépris.

Derrière ce visage dur transparaissait celui d’un vieil homme paisible, d’un âge incertain, posant sur moi un regard franc et bon. Ses traits finement marqués retraçaient les mille aventures d’une vie dont les détours l’avaient conduit à une humble sagesse. Son expression impénétrable trahissait sa fermeté mais son air avisé inspirait confiance.

Venait ensuite le visage d’une femme épanouie, entre deux âges, ayant visiblement perdu toutes ses illusions. Sans être un canon de beauté, elle semblait parfaitement consciente de son pouvoir de séduction. Son maquillage discret soulignait son désir d’une présentation naturelle et son charme s’en trouvait rehaussé. Son regard appuyé et son sourire désinvolte témoignait d’une assurance infaillible et d’une liberté d’esprit intelligente, mais un soupçon de déception faisait briller ses grands yeux généreux.

Par-delà cette coquette femme, le visage d’un jeune homme d’à peine vingt ans me fixait d’un air incrédule. Son regard provocateur lançait des défis à la terre entière mais son front soucieux reflétait une timidité mal maîtrisée. Une légère crispation accusait les futiles appréhensions de la jeunesse mais son allure digne et résolue attestait de sa droiture.

Pour finir, le doux visage d’un garçonnet d’une dizaine d’années me regardait avec innocence. Ses yeux remplis de rêves avaient l’air étonnés de me voir mais la surprise ne dissimulait pas son humeur téméraire et espiègle. Son attitude réservée dévoilait un caractère réfléchi inhabituel chez un enfant de cet âge et son observation soutenue était frappante.

Je me sentais soumis au regard critique de tous ces personnages et je les entendais penser : « Il faut garder le cap » lançait le premier d’entre eux, et le vieillard répliquait : « Je n’ai pas le moindre regret ». La femme semblait hésiter en envoyant un : « Je n’ai pas assez de place » à peine audible et aussitôt étouffé par le : « Je m’en sors plutôt pas mal » du jeune homme, alors que le gamin avait attendu que le silence revienne pour affirmer : « J’ai vu un peu grand mais rien n’est impossible ».

Je me détournais un instant pour chasser cette foule d’inconnus si familiers et je retrouvais mon véritable reflet dans cet étrange miroir. Mais ils restaient présents dans ma conscience. Ils avaient toujours été là et seraient là toujours. Invisibles et silencieux, ils participaient tous, à leur façon, à mon maintien et, me recoiffant d’une main distraite, je souriais en me demandant lequel d’entre eux avait séduit Charlotte.

Je rejoignais la douce demoiselle à notre table après être discrètement passé à la caisse du restaurant car, prenez-en bonne note mes fils, le règlement d’une addition à la fin d’un diner galant est d’une indécence minable. Charlotte me regardait approcher en m’offrant son plus irrésistible sourire.

– Tout va bien ? S’inquiétait-elle.

– Pour le mieux ! Assurais-je.

– Souhaitez-vous que nous finissions la soirée dans un endroit charmant de ma connaissance ? Proposait-elle.

– Nous le voulons ! N’avais-je pu m’empêcher de répondre.