Seize heures. Yann avait toujours eu l’obsession de la ponctualité. Comme à son habitude, il était arrivé en avance au rendez-vous et il attendait Olivier depuis dix minutes, debout près d’un banc du square de la Corderie. Il pensait aux arbres qui avaient déjà retrouvé leur feuillage en ce printemps précoce. Nous n’étions qu’en avril et les très rares parfums boisés de cette pauvre nature urbaine le renvoyaient dans les chemins creux bordés de mûriers sauvages, et vers les ruisseaux courant sous les chênes de sa Bretagne natale. Il songeait au jour où il y retournerait enfin.

Une minute de retard suffisait à solliciter sa patience et il piétinait en regardant de tous les côtés dans l’espoir d’apercevoir la silhouette de son ami. Il râlait intérieurement contre ces gens qui ne savent pas respecter les horaires. Pendant qu’il scrutait le lointain, un vieil homme était venu s’asseoir sur le banc tout proche. Yann avait sursauté en voyant ce bonhomme mal accoutré aux allures d’aventurier négligé. Un clochard peut-être, pensait-il, et il préférait s’en éloigner un peu. Il ne souhaitait pas qu’on puisse imaginer qu’ils étaient ensembles car même s’il luttait contre sa noble éducation par souci d’ouverture d’esprit et de modernité, il gardait un orgueil de standing qui l’empêchait de fréquenter ce genre d’individus, mais à l’instant où il s’écartait du banc, ce triste sire l’avait interpellé.

– Salut Yann.

La surprise avait glacé son cœur et il se sentait pâlir en réalisant que ce pauvre diable s’adressait à lui intimement. Il avait beau le dévisager et chercher, sous cette épaisse barbe et ces cheveux longs et sales, rien chez cet homme ne lui était familier. De nature anxieuse, Yann ne savait comment réagir. Se faire sourd et partir ou bien répondre comme la politesse l’exige ? Il pensait que son hésitation avait trop duré pour feindre l’indifférence et il se résignait.

– Est-ce bien moi que vous saluez, monsieur ? Se connaît-on ?

– Oui Yann, avait répliqué le vieil homme, c’est bien à toi que je m’adresse. Et oui encore, il me semble qu’on se connaît. Comment dire…

Le bougre cherchait ses mots en regardant Yann d’un air humble et plutôt craintif, bien que le ton de sa voix était au contraire assuré et volontaire. Il semblait qu’il redoutait lui-même ce qu’il allait dire et qu’il prenait mille précautions. Mais Yann, plongé dans ses réflexions à propos de cette rencontre absurde, ne captait pas ces subtilités et attendait, attentif, que l’homme finisse sa phrase.

– Comment dire… Je suis Olivier. Nous avions rendez-vous, je crois.

Des cris et des rires d’enfants volaient dans l’air et le vent frais faisait bruisser les feuillages. Un frisson avait parcouru le corps de Yann qui restait figé de stupeur et d’incrédulité. Ce vieux bonhomme hirsute et crasseux n’avait rien de commun avec son ami. Quelle folie animait ce misérable, se demandait-il, et quelle fourberie préparait cet escroc ? Il avait soudain éclaté d’un rire défiant sur lequel s’étaient retournés quelques promeneurs surpris. Le vieil homme était resté impassible en attendant que Yann retrouve son calme, puis il avait poursuivi.

– À vrai dire, je prévoyais une réaction de ce genre, mais je ne mens pas. Je suis Olivier et je pense pouvoir te le prouver si tu me le permets.

Yann et son ami Olivier avaient passé de nombreuses soirées ensembles pendant lesquelles les simples discussions finissaient régulièrement en échanges de confidences, et chacun savait de l’autre quelques intimes secrets qui ne se disent pas. En évoquant de tels souvenirs, le vieil homme espérait convaincre de son honnêteté et Yann, très inquiet, avait accepté cette mise à l’épreuve. Mais il fallait se résoudre à l’évidence, le bonhomme était incollable. Les questions pièges ne faisaient pas obstacle et même son plus grand secret pouvait être dévoilé.

– Bien sûr que je sais qui tu es, avait répondu Olivier. Tu es le fils Tidalec. Ton père est le célèbre industriel et homme politique tant aimé de la presse. Mais ici, tu es Yann Forestier, du nom de jeune fille de ta mère. Une petite manœuvre pour avoir la paix.

Or, dans cette triste ville, seul Olivier connaissait ce détail. Yann était sidéré. Il ne croyait rien des choses surnaturelles et malgré les justes réponses de son interlocuteur, il refusait l’idée qu’il fût réellement son ami. Il avait vu Olivier deux jours auparavant et personne ne change ainsi ni ne vieillit tant en quarante-huit heures à peine. La confusion se lisait sur son visage et il se perdait dans d’insondables pensées quand, tout à coup, son regard s’était illuminé. Sans dire un mot, il avait sorti son téléphone de sa poche et avait appelé Olivier. Trois secondes avaient suffi pour qu’une frêle sonnerie s’échappe de la poche du vieil homme. En raccrochant, Yann avait ressenti un vertige et, le souffle court, il murmurait que ce n’était pas possible, ce n’était pas possible, pas possible…

– Le temps, avait repris Olivier d’une voix douce. La folle complexité du temps. Mais au-delà des apparences, je ne suis pas la victime de cette tragique aberration. Même si j’en souffre depuis si longtemps, je crois que tu es bien plus à plaindre encore.

Il parlait d’un dysfonctionnement du temps dont la cause lui était inconnue. Une cause naturelle, peut-être, ou la conséquence d’une expérience scientifique ? Il n’en savait rien mais, par contre, il en connaissait les effets. Selon lui, tous les jours à vingt-deux heures dix-sept précises, le temps s’arrêtait et repartait à la même heure de la veille. Si bien que le monde entier était renvoyé vingt-quatre heures en arrière et vivait donc perpétuellement la même journée. Chacun, disait-il, ressentait un étourdissement fugace à l’heure dite, et recommençait le même cycle encore et encore. Yann forçait sa mémoire pour revoir sa soirée de la veille et se souvenait avoir eu un trouble en effet. Il reconnaissait que cette absence s’était produite peu après vingt-deux heures. Mais il niait en avoir été victime les jours précédents. Olivier expliquait que ça allait de soi, car vivant constamment la même journée, tout le monde ressentait ce flottement chaque jour pour la première fois. Yann se surprenait à penser sérieusement à ce concept fou. Tout se mélangeait dans son esprit. Ce vieux bonhomme serait donc Olivier qui aurait vieilli normalement pendant que le reste du monde tournerait en boucle dans les mêmes vingt-quatre heures toujours recommencées. C’était grotesque, pensait-il. Mais au fond de lui une petite voix lui disait que si c’était vrai, il serait forcément ignorant de la chose, évidemment. Mais pourquoi Olivier aurait-il échappé à ce piège implacable ?

– Parce que ce qui est mort échappe au temps, avait-il répondu. Attends, tu vas comprendre.

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