Temps mort
Il racontait que ce soir Olivier était invité à une fête entre amis chez des gens huppés de la périphérie, et qu’il voulait voir Yann à seize heures au square pour qu’il l’accompagne à la fête. Yann avait acquiescé. Or, il n’avait pas pu venir au rendez-vous et était donc allé seul à cette soirée. Somptueuse fête, remarquait Olivier, et dans une luxueuse maison avec piscine. Un buffet phénoménal et des alcools abondants dont il avait abusé. En milieu de soirée, ivre et au bord du malaise, il avait voulu s’éloigner de la foule et prendre l’air. Il était alors sorti sur la terrasse pour récupérer. Il titubait et n’y voyait presque rien cette nuit là. Tout tournait autour de lui et il avait perdu l’équilibre, tombant d’un coup dans l’eau glacée de la piscine. Son corps s’était raidi, paralysé, et à peine avait-il eu le temps de voir un des convives plonger à son secours, qu’il avait perdu connaissance. Le noir absolu, le vide, le néant. Il était mort. Il était vingt-deux heures seize et dans une minute le temps allait reculer pour la première fois. Il était mort mais il avait été repêché et pendant cette ultime minute, on avait tout fait pour le réanimer. L’heure cruciale était passée, renvoyant tout le monde à ses occupations de la veille à vingt-deux heures dix-sept, mais Olivier n’était pas encore revenu à la vie. Cependant le secours avait été efficace et, dans les secondes qui avaient suivi, pris d’un spasme violent, il avait retrouvé sa respiration.
Olivier mettait tant d’intensité et de conviction dans son récit que Yann était entraîné malgré lui dans le flot de l’histoire. Et si c’était vrai, pensait-il. Si nous étions tous enfermés dans cette journée perpétuelle. Olivier avait continué sur sa lancée en expliquant sa douleur de ressuscité et sa stupéfaction en découvrant que la maison festive était vide et ordonnée. Il racontait son incompréhension, sa peur et sa fuite pour finir, mais Yann n’écoutait presque plus. Il songeait à ce monde prisonnier du temps, sans aucun espoir d’avenir ou d’évolution. Il se disait que si c’était vrai, il ne retournerait jamais en Bretagne. Y avait-il un moyen de s’en rendre compte ? Non bien sûr. Etant renvoyé à la veille, nous vivrions ce foutu dimanche sans aucun souvenir qu’il eut déjà lieu. Il se perdait en réflexions jusqu’à s’en donner le vertige.
– À quoi bon vouloir me convaincre de cette folie ? Avait-il réagi. Car si vous dites vrai, j’aurai tout oublié ce soir à vingt-deux heures dix-sept, n’est-ce pas ?
Olivier avait admis le fait en déplorant le nombre de jours, des dizaines, à revivre cette discussion dans le square. Les toutes premières fois, Yann l’ignorait tout bonnement sans même répondre à son bonjour. Il avait alors changé son approche avec succès et la discussion était devenue possible, mais Yann coupait court dès qu’il prétendait être Olivier. De jours en jours il modifiait son discours et progressait. Il avait bon espoir à présent car l’entretien était poursuivi jusqu’à la dernière minute, jusqu’à vingt-deux heures dix-sept. Yann ricanait, incrédule, en apprenant qu’ils allaient converser ainsi jusqu’à une heure si tardive. Il priait Olivier de ne pas trop y compter. Puis il s’interrogeait. Quel bon espoir Olivier pouvait-il avoir dans cet éternel rendez-vous ?
– L’espoir que tu franchisses le cycle, avouait Olivier, que tu sortes enfin du piège.
Il racontait comment, depuis plus de trente ans que ce jour recommence, il avait cherché à comprendre le phénomène et tout ce qu’il avait tenté pour en sortir les gens. Il disait qu’il avait libéré ses proches en priorité et qu’à leur tour, ils en faisaient autant pour d’autres. Il s’exclamait que c’était le seul espoir pour que la vie continue. Mais ils n’étaient pas très nombreux encore et il fallait parfois des semaines de progression pour sauver une seule personne. Il déplorait que le jour perpétuel fût un dimanche, jour où commerces et administrations ferment leurs portes. En montrant sa tenue négligée, il révélait que leur quotidien était extrêmement difficile. Ils avaient des logements, bien sûr, mais ils étaient cependant des vagabonds dans ce monde figé et de par la mission qu’ils s’étaient donnée.
Yann compatissait mais sans trop d’enthousiasme. Aussi bien ficelée fût-elle, cette histoire était si incroyable. Comment en être convaincu ? Quant à une solution pour sortir de cette terrible boucle, ça lui paraissait inconcevable. Olivier respectait le silence de Yann. Les deux hommes se regardaient, impassibles, et sans prendre conscience des heures qui avaient fui. Une cloche tintait pour indiquer que le square allait fermer ses grilles. Il était dix-neuf heures et la nuit commençait à s’installer. Yann était désolé mais il allait rentrer chez lui sans donner suite à cette fantaisie.
– Mais si vous dites vrai, jugeait-il, rien n’est perdu. Vous aboutirez peut-être demain.
Olivier souriait. Il disait qu’il n’insisterait pas car à chaque fois qu’il avait voulu forcer les choses, il avait perdu Yann. Il allait donc le quitter devant le square en attendant que Yann lui téléphone pour lui demander de le rejoindre tout à l’heure. Yann avait éclaté de rire. Il assurait qu’il y avait peu de chance pour qu’il passe un tel appel mais Olivier qui riait aussi, lui garantissait qu’il le ferait car la veille au soir il avait laissé chez Yann une preuve de ses dires. Il s’agissait d’un bristol qu’il avait glissé dans son programme de télévision, à la page d’aujourd’hui. Il avait noté une phrase sur ce bristol et, à la lecture de cette phrase, il l’appellerait assurément. Yann, surpris mais curieux, souhaitait en savoir plus. Il promettait que si le vieux bonhomme s’était introduit chez lui pendant son absence, il aurait de sérieux problème car nous n’en resterions pas là. Mais Olivier restait serein. Pour éviter cette suspicion, affirmait-il, la phrase inscrite sur le bristol serait celle que Yann lui dirait en le quittant.
– Très bien ! Avait lancé Yann en sortant du square. Mais justement le moment de se quitter est venu. Voici donc la phrase magique : Quelle chance, c’est tous les jours dimanche.