C’était une maison ordinaire dans une rue ordinaire. Un rez-de-chaussée, deux étages, une cave et un grenier. Le tout coincé entre deux maisons pareillement neutres dans un quartier sans caractère. La porte d’entrée donnait accès à une petite cour pavée, sinistre et à ciel ouvert, au fond de laquelle s’alignaient trois bacs à ordures. Un scooter fatigué, avachi sur sa béquille, était remisé dans un renfoncement sur le côté. À droite, six marches escaladaient le mur jusqu’au perron abrité d’une verrière rococo. Un long vestibule gris et froid accueillait les visiteurs et desservait une cuisine, une salle à manger, un salon, un cabinet de toilette et un escalier grinçant montant vers les étages. Le mobilier sans style et les tapis élimés créaient une ambiance vieillotte qui s’imposait jusque sur les papiers peints jaunis aux motifs surannés.

Les propriétaires, un couple de retraités chétifs, avaient fait leur vie et élevé leur petite famille dans ces murs. Leurs enfants, devenus grands, avaient quitté le foyer depuis longtemps. Alors, pour peupler la maison et arrondir les fins de mois, les deux septuagénaires avaient choisi de louer les chambres vides.

Thomas était leur locataire. C’était un homme de quarante ans, aimable et discret, à qui la vie n’avait pas vraiment souri. Il était seul au deuxième étage et disposait de deux chambres et d’une salle de bain. Il vivait là depuis trois ans et, malgré l’agrément de ses logeurs qui se félicitaient d’être tombés sur une personne “comme il faut”, il n’avait pas cherché à personnaliser les pièces qu’il occupait.

Son corps avait été décroché et allongé sur son lit. Dans la pénombre du soir, la corde, qui pendait encore du plafond, nouée à la poutre apparente qui traversait la chambre, amplifiait l’aspect glauque et angoissant de l’endroit. Le tabouret renversé, qui gisait sur la moquette râpée, exprimait à lui seul toute la misère du désespoir.

Les deux petits vieux, inquiets d’être sans nouvelle de lui depuis trois jours, étaient montés frapper à sa porte. Le scooter était resté dans la cour pendant tout ce temps, ce qui laissait supposer que Thomas était chez lui. Soucieux, ils avaient appelé plusieurs fois sans obtenir de réponse. Alors, par acquis de conscience, ils avaient voulu voir si la porte était verrouillée mais elle s’était ouverte sur l’horrible spectacle. Choqués et tremblants, ils s’étaient précipités sur le téléphone pour alerter les secours.

Toute enquête était inutile. Les faits étaient évidents et ne soulevaient aucune suspicion. Thomas avait fui l’existence délibérément, dans cette discrétion qui le caractérisait, en prenant soin de ne rien laisser paraître pour que nul ne puisse le sauver. Un drame affreusement banal. Le malheur prend bien des formes et pousse ses victimes les plus fragiles à des actes définitifs. Fuite ou résolution ? Lâcheté ou courage ? Voilà les vaines questions d’un débat futile. Ce n’est que l’unique remède d’un mal dont on ne souhaite pas guérir.

Vision funeste sur le lit. La dépouille de Thomas était impressionnante avec cette profonde marque noire autour du cou et ce visage violacé sans expression. Le pauvre homme avait laissé un dernier message avant de s’en aller. Quelques propos manuscrits sur une feuille quadrillée détachée d’un bloc-note :

« Alors ça y est, vous m’avez trouvé ! Je n’aimerais pas être à votre place… je ne dois pas être beau à regarder. Je pense bien que ce petit mot d’adieu est pathétique à souhait, mais je ne veux pas que quiconque soit soupçonné d’un crime. Je déclare donc avoir œuvré seul à ma fin.

S’il vous faut des raisons à un tel acte, je vais tâcher de vous en trouver quelques unes qui feront l’affaire. Peut-être est-ce que je ne pouvais plus souffrir d’appartenir à une espèce indigne… car l’humanité ne brille guère par sa nature. Elle n’a jamais été plus féroce que depuis qu’elle se dit civilisée. Peut-être est-ce que je ne supportais plus notre indicible bêtise… car nous restons ignorants de l’essentiel. Nos yeux ne brillent plus que par nos rêves d’or qui s’y reflètent. Peut-être est-ce que je pleurais trop sur notre indifférence… car nos émois médiocres ont désœuvré nos sens. Nos esprits standards ont perdu le nom des couleurs. Peut-être est-ce que je ne voulais plus voir notre misère… car nous sommes vides de toute valeur. L’amour n’est plus qu’un jeu sournois contre la solitude.

Vous choisirez parmi ces causes celle qui vous paraît la plus défendable. Qu’importe… chacune d’entre elles me conviendra. J’aurais certainement pu vivre quarante ans de plus dans cette absurdité, mais il se trouve que tout à l’heure, un petit bouquet de fleurs à la main, je suis allé voir Caroline, l’âme ouverte à tous ses charmes. Elle a tenu à me rappeler que nous étions les meilleurs amis du monde, et qu’elle ne voulait surtout pas gâcher ça en recherchant une intimité plus sentimentale.

C’est drôle mais, ce soir, je n’avais pas le cœur à l’amitié.

Allez, n’en parlons plus. Faites donc comme si j’étais toujours vivant… car alors vous n’auriez jamais pris le temps de lire ce petit message. »